samedi 5 mai 2012

Michel Tremblay : "L'homme qui entendait siffler une bouilloire" (Québec)

***** 2001 - Réf. géographique: Canada/Québec
Genre : Combat du tonnerre de Dieu contre un acouphène

Ce livre de Michel Tremblay se lit d'une traite.
Le titre semble farfelu, mais reflète la terrible souffrance de cet homme qui entend en permanence siffler une bouilloire dans sa tête. Il s'agit de Simon, célèbre réalisateur, personnage principal du roman, mais il s'agit aussi de Michel, l'auteur du roman.

Michel Tremblay, célèbre écrivain québécois, raconte dans ce petit livre son histoire personnelle, sa rencontre soudaine, en 1986, avec l'acouphène, la bouilloire stridente qui lui hurlait sans discontinuer dans l'oreille gauche. Mais, en réalité, cela n'avait rien de soudain... le malaise existait, latent, des signaux d'alerte que l'homme n'a pas souhaité "voir en face", et le personnage de Simon, pareillement, tergiverse, procrastine, s'apitoie, essaie de mettre son malaise sur une voie de garage pour continuer le tournage de son film... Mais la bouilloire le rend fou...

Michel Tremblay s'est donc fait opérer en 1998, après avoir supporté pendant 12 ans un sifflement de bouilloire dans la tête avant de se décider à sauter le pas. La tumeur a été neutralisée sans séquelles au cerveau, mais il a perdu l'ouïe à l'oreille gauche ET conservé son acouphène...
Il raconte qu'il s'est adapté à cette semi-surdité en tendant automatiquement l'oreille droite à ses interlocuteurs, en s'asseyant à gauche de la salle au théâtre, en se forçant à faire du vélo.
Son livre est un témoignage d'un combat larvé au départ, et débridé à la fin, contre un sifflement dans l'oreille, provenant d'une tumeur. Mais les acouphènes représentent encore un phénomène mal expliqué, qui pourrit le quotidien de nombre de gens. Qui n'a pas eu parfois les oreilles qui sifflent : gros coup de fatigue ? débordement de décibels dans un concert ?... alors s'imaginer vivre en permanence avec la bouilloire ?? Monsieur Tremblay le fait, il s'est réconcilié avec son acouphène, il l'a adopté, en a fait son compagnon de route malgré lui. Son livre est un témoignage honnête, ironique et si bien écrit de ce combat insolite.  (Actes Sud, 2001, 180 p.)

LE ROMAN :

Simon est un réalisateur célèbre,  en plein tournage d'un film donc excité comme une puce, fatigué ... et bientôt désespéré par ce sifflement de bouilloire qui s'installe pour de bon dans son oreille gauche.
Simon décide de faire la sourde oreille, refuse de regarder la réalité en face, d'aller consulter; il continue son film mais se sent à part, asocial - il s'isole avec son sifflement, entretient une panique croissante d'autant que le soir, il se retrouve seul face à lui-même et traumatisé par ce bruit strident.
Simon essaie de se plonger dans l'écoute du Vaisseau Fantôme de Wagner à plein volume pour effacer le bruit de la bouilloire : rien à faire, le sifflement est toujours là et, pire encore, Simon ne se sent plus capable d'apprécier comme il se doit le chef d'oeuvre qu'il aimait tant.

- "Surtout ne pas paniquer, ne pas se laisser aller à la peur irraisonnable qui fait perdre le contrôle - même aux control freaks comme lui - et parfois faire des gestes qu'on regrette par la suite... il se souvint d'avoir lu quelque part que Van Gogh se serait peut-être coupé l'oreille à cause d'un acouphène, justement, et il se vit en train d'essayer de retrancher de sa tête ce son abominable. la douleur que ça avait dû être ! Le désespoir, aussi, d'un homme qui en est rendu là !" (p.39)
Alors Simon réalise qu'il n'est pas assez fort pour lutter seul contre cette maudite bouilloire.
Il se confie à son ex-femme, il décide à reculons de consulter un ORL, et c'est par relation qu'il obtient un RV d'urgence. Et pourtant, Simon ne veut pas y aller, ne veut pas entendre le diagnostic. Il ne VEUT PAS, point barre. Simon illustre alors parfaitement l'image de l'autruche qui s'enfonce la tête dans le sable.
Sa première visite avec le docteur Harbour est dramatique. "Docteur Harbour : Le cerveau étant la machine merveilleuse que l'on sait, il choisira avec le temps de ne plus entendre l'acouphène et, effectivement, à la longue, vous ne l'entendrez que lorsque vous y penserez." (p.50)

Simon décide de tenter le coup : passer un week-end seul en tête à tête avec son acouphène"Il avait décidé de vivre son acouphène, si acouphène il y avait, de s'y consacrer la fin de semaine complète, et il ne fit rien d'autre, pendant ses deux jours complets qu'écouter le sifflement de bouilloire en ne pensant à rien, surtout pas à son film." (p.57)
Le sifflement atroce lui a martelé la tête tout le week-end, rien à faire : que faire quand on ne sait plus quoi faire ? Se résoudre à passer les examens, IRM notamment, recommandés par l'ORL.
Quelle séquence que cet examen d'IRM ! : Michel Tremblay écrit son chapitre comme si nous regardions le film. Nous vivons l'IRM en même temps que Simon : soudain le sifflement a disparu... Simon s'est endormi dans la machine, mais au réveil, le maudit acouphène est toujours là. Après, c'est l'attente des résultats de l'IRM, la fébrilité, ne rien dire aux collaborateurs sur le tournage... Mais tous se sont rendus compte que le patron allait mal !

Et le verdict tombe : "Le mot tumeur tomba entre eux comme un couperet. Le docteur Harbour avait tourné autour du pot pendant quelques minutes. Simon l'avait senti, il avait même deviné le mot que l'autre évitait, s'était concentré sur les lèvres de son interlocuteur en se demandant quand il se déciderait à la prononcer, puis, quand il l'avait entendu, il l'avait littéralement vu jaillir de la bouche du docteur et tomber sur le bureau comme une chose réelle, un objet contondant qui venait de couper sa vie en deux." (p.82)
Il faudra opérer, vite, mais comprendre d'abord tous les risques immenses que comporte ce type d'opérations au cerveau. Et le crâne, on va l'ouvrir avec une fraiseuse... Avant l'opération, son ex dit à Simon : "Tu dois être terrifié !
- Le mot est faible. En plus d'entendre mon acouphène, depuis une heure j'entends un bruit de fraiseuse ! J'ai l'impression que je ne pourrai dormir jusqu'à mon opération, que mes nuits vont être peuplées de bruits de fraiseuses !" (p.91)

L'opération va avoir lieu. Simon ne veut même pas entendre la liste de toutes les séquelles possibles, il refuse de savoir, il s'autruchit comme toujours. Et puis, il pense aussi qu'il a des chances d'être débarrassé de cet acouphène. Mais quand même, il en veut à ce jeune ORL si brillant de prendre en main son destin si facilement, à lui le cinéaste de 50 ans.  "(...) des cas comme moi (...), vous en opérez un par semaine... mais vous, vous personnellement, avez-vous déjà essayé de vous promener pendant des mois avec une bouilloire qui siffle dans votre tête pour voir comment on peut se sentir ?" (p.169)

Et puis Simon subit cette opération si délicate à la tête, s'en sort sans les séquelles désastreuses qui auraient pu se produire. Oui, il s'en est bien sorti : pas de paralysie, pas de... pas de..., non, juste une surdité totale à l'oreille gauche ET TOUJOURS SON MAUDIT ACOUPHENE !!! aussi fringante qu'avant, la maudite bouilloire... Son cerveau ne pouvait pas se déshabituer de ce bruit familier, un peu comme les personnes amputées d'un membre ressentent parfois des démangeaisons là où le membre n'est plus...

Mais tout va finir par s'éclairer pour Simon, et la fin du livre est mémorable : "Et il trouva juste avant de s’endormir : par un effort de volonté surhumain, pour sauver sa peau et sa santé mentale, il devait se convaincre qu’il avait besoin de son acouphène pour vivre. Sans lui sa vie était impensable. Il s’en ennuierait, s’il arrivait à disparaître. Ce sifflement de bouilloire qui l’accompagnerait partout lui était désormais indispensable, il l’aiderait à se concentrer, la perte de l'ouïe elle-même ferait écran contre les sons qui l’agressaient. Il devait apprendre à s’en servir pour se débarrasser des fâcheux et des indésirables.
Oui, c’était cela, avant la maudite patience, avant la pierre philosophale, avant le creuset et la transmutation du plomb en or, avant Nicolas Flamel, Simon devait se convaincre que son acouphène faisait maintenant partie intégrante de son être et que, même .. oui, il l’aimait.
Mais c’était peut-être ça, la patience après tout.
Simon se tourna sur le côté droit et, pour la première fois, fit face à son problème plutôt que de s’y laisser submerger." (pp.178/179)

Extrait :
- "Il avait vécu un traumatisme trop grand depuis 10 jours pour revenir comme ça à son insignifiant petit film, à cette imbécile petite comédie de moeurs dans laquelle il n'avait mis ni son âme ni même beaucoup de son intelligence ! Maintenant qu'il avait frôlé la mort, tout lui semblait tellement dérisoire." (pp.163/164)

Voir aussi :
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