jeudi 8 mars 2012

Patrice Nganang - "Temps de chien" (Cameroun)

Temps de chien, numéro 172 par Nganang ***** 2001 - réf. pays : Cameroun
"À Yaoundé, depuis le bar de son maître - « Le Client est Roi » - le chien canohumaniste Mboudjak porte un regard loufoque sur le monde. Entre les casiers de bière, il voit tout, sait tout, sent tout de la truffe et du coeur. Et dans ce quartier au quotidien ubuesque, il découvre que si le chien est le meilleur ami de l'homme, la réciproque n'est pas toujours vraie, et que l'homme est un loup pour l'homme..." (4e de couv).

Ce résumé de l'éditeur n'est pas faux mais il est bien réducteur.
Derrière l'histoire de ce chien qui découvre le vrai visage de l'homme depuis sa place stratégique sous une table du bar de son maître, nous suivons la prise de conscience de Mboudjak des rapports faux qui unissent les clients du bar, le couple de ses maîtres, les gens de la rue de ce quartier.
Après avoir plusieurs fois tenté l'aventure loin, auprès des chiens errants ou dans d'autres quartiers, Mboudjak revient toujours au bar de son maître, encore plus désabusé. Et il assiste aux différents épisodes (adultère, corruption, mensonges, méchanceté de gamins, arrestations...) qui émaillent la vie du quartier. Petit à petit, le ton change, la misère, le chômage poussent les gens à parler. Et le roman déroule la critique politique du gouvernement en place, les richesses qui s'évadent à l'étranger, l'exploitation des fonctionnaires non payés, la grève des taxis, les représailles contre qui ose protester... Et nous accompagnons alors Mboudjak le chien aux côtés de la rue qui gronde, et de l'homme qui enfin se réveille..
  • 1ère partie : ABOIEMENTS
Le livre commence par cette phrase : "Je suis un chien". Mboudjak  a pour maître un fonctionnaire victime de la "compression" - il a été "compressé": fini pour la famille et le chien cette vie agréable d'avant. Le maître se trouve une nouvelle occupation de tenancier de bar, dans ce quartier de Yaoundé dénommé "Madagascar". Le chien qui n'a plus droit à grand-chose, décide d'aller voir du côté de la vie des chiens errants. Il en revient vite désabusé et préfère de loin rester avec les hommes. Pourtant, le gamin de la famille lui a fait vivre un enfer en essayant de le pendre en forêt : réchappé de peu, le chien rentre en sang à la maison et ...se fait tabasser par le père qui l'accuse de s'en être allé encore traîner sans prévenir...
Devant pareille injustice, le chien se pose des questions : comment obtenir réparation, comment en appeler à l'humanité de son maître ?
Après réflexion, Mboudjak décide de rester couché près de la famille mais en devenant "méfiant" vis-à-vis des hommes : "désormais (dit-il), c'est moi, et bien moi seul qui interpréterai le monde autour de moi."
Et Mboudjak de se faire discret tout en ouvrant grand les oreilles et décryptant tous les discours et tous les travers des hommes : "Assis sous une table, j'ai le loisir d'observer le monde sans être bousculé, sans pressentir la proximité d'un coup de pied." Mais il en voit des choses que font les hommes et les femmes sous la table... et parfois les clients sont gênés par le regard du chien - Mboudjak admet "qu'être pris pour un homme est l'insulte la plus terrible qu'on puisse lui faire." Pourtant qu'il est difficile d'être un chien ! Et surtout, les hommes n'aiment vraiment pas les chiens qui pensent.

A un moment du récit, survient une scène saugrenue : Mama Mado, la mère décide soudain de transformer le chien en chien élégant et l'emmène au salon de coiffures pour dames lui faire faire des boucles comme à un caniche. Le chien ressort honteux et gêné, les gens rient dans la rue... Mama Mado a quand même son instant de bonheur supérieur...

"Pour bien comprendre les hommes, je me suis fait le devoir de ne plus rêver leurs vies. (...) Je me suis fait le devoir de toujours maintenir mes 4 pattes bien posées au sol. Je suis un chien de bar soit, mais je dois absolument être réaliste."
Un matin, un homme entre dans le bar et essaye de caresser le dos du chien, qui sursaute et rencontre le sourire de l'homme : un sourire qu'aucun homme ne lui avait jamais adressé. Cet homme vêtu de noir "devint un habitué du "Client-est-roi", mais ne parvient jamais à avoir la quotidienne routine jacassante, le regard identiquement insignifiant, ni encore moins l'écrasé par la vie de nombreux clients de mon maître."
Cet homme vêtu de noir et qui prend des notes, est un philosophe. Et un jour, lors d'un incident mêlant le commissaire et le vendeur de cigarettes, l'homme "noir-noir" ose prononcer les mots "mandat d'arrêt", "Etat de droit", "Justice", "Injustice", "Dictature", "Renouveau", et la phrase "Le Cameroun, c'est le Cameroun"...
Le chien ne comprend rien à ce jargon mais il sut "ce jour, qu'être taxé d'opposant était pire que crime". L'homme noir-noir et le vendeur de cigarettes sont embarqués sans qu'aucun client du bar ne dise un mot, seul le chien se jette sur le commissaire et lui mord la jambe, et reçoit une torgnole de son maître. "J'aboyai ma déception à tout le quartier (...) Je me rendis compte effrayé ce que vaut une amitié d'homme tissée dans la misère". (...) Et ce jour-là j'appris surtout que l'homme n'est pas le frère de l'homme".

Quelque temps après, Mboudjak se dit qu'il est resté trop longtemps parmi les hommes, et décide de repartir vagabonder. La fin de cette première partie du roman nous a fait quitter la bonhomie de la vie de la rue du sous-quartier de Madagascar... Fini le kiosque à beignets de la mère, fini le kiosque du vendeur de cigarettes, voici rumeurs, peurs, emprisonnements hâtifs, bagarres, désolation, misère...
  • 2e partie : RUE MOUVEMENTEE
Le chien s'en va donc explorer loin de chez lui : "(...) j'étais entré dans le coeur des peurs, dans le ventre des chuchotements, dans les artères des fantaisies, dans les intestins des folies du tout Yaoundé."
Il découvre que le comportement des hommes qu'il a observés dans le bar de son maître se répète partout à l'infini : il se rend compte que "le ventre vide est le maître de l'homme" "et à quel point la misère mange l'humanité des hommes."
De plus en plus cependant, il entend ici et là des paroles plus critiques sur le pouvoir "Les Camerounais ne connaissent pas la culture de l'assassinat politique". "ILS font tout ce qu'ILS veulent parce qu'ILS savent que le bon Camerounais, quand il ne reçoit pas son salaire à la fin du mois, au lieu de menacer son chef, il rentre chez lui taper sur sa femme et ses enfants !"
Et le chien d'assister à des scènes de plus en plus dures, une pauvre femme qui n'est plus payée et ne peut plus nourrir ses enfants s'allonge sous un bus pour mourir sous les roues de l'Etat. Et nombre de passagers de la maudire car elle les met en retard. Finalement la pauvre femme est arrêtée.
Le chien, lui, a de nouveau le mal de son quartier, que de dangers partout. Il parvient à retrouver le bar de son maître et fait profil bas, couché le museau dans les pattes et les oreilles sur les yeux... Maladroit !! Que n'a-t-il plutôt surveillé le bar de son maître qui justement s'est fait emberlificoté par une nénette qui lui a dans l'arrière-boutique volé son "million" !
Ah ce maître montre son vrai visage : lubrique mais aussi dissimulateur de ses richesses.
Il n'y a plus aucune solidarité ou semblant d'amitié entre les gens de la rue. On commente l'idée du philosophe "noir-noir", libéré de prison, et qui voudrait écrire au Président de la république. "Pour qu'il voie comment nous nous ennuyons à mourir ici. Pour qu'il voie comment nous nous mangeons les doigts durant la journée. Pour qu'il voie comment nous mourons de faim. Pour qu'il voie un peu le visage du pays qu'il dirige."
Et le chien, que devient-il ? Réfugié sous le kiosque à beignets abandonné, il ouvrait ses oreilles "aux rumeurs régicides de la rue." "Oui, je maintenais mon esprit ouvert sur la fièvre de changement qui soudain s'était emparée de Madagascar, qui avait emballé Yaoundé, qui avait entraîné tout le Cameroun dans son élan qui, paraît-il secouait toute l'Afrique."
Le chien alors assiste à la rue qui se met à bouger, à protester, à rugir :"haletant et écarquillant grand mes yeux, je voyais soudain dans la rue devant moi, renaître dans la rumeur famélique, dans la rumeur coléreuse de ce mortifié Madagascar : l'homme." "Voilà l'homme qui se remettait à marcher. Je m'arrachais à ma réclusion; je marchais avec lui : devant lui. Unis nous étions, l'homme et moi, dans la précipitation saccadée du langage nôtres : dans nos aboiements."

Ed Le serpent à plumes, 2003, 367 p.
Bio express : Patrice Nganang est né en 1970 à Yaoundé et enseigne aujourd'hui la littérature aux EU. Il a reçu pour "Temps de chien" (achevé en févr. 1999) le prix Marguerite Yourcenar 2001 et le Grand Prix de l'Afrique Noire 2003.
  • Voir aussi la page Lectures d'Afrique
  • Voyez la "dog books review" qui passe en revue la littérature de toutes contrées, où le chien est un héros ou un "personnage" important : Lectures canines
  • Et voyez la rubrique DOGGIES de ce blog pour admirer nos canailles !

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