vendredi 9 mars 2012

Gaétan Soucy : "La petite fille qui aimait trop les allumettes" (Québec)

***** 1998 - Réf. géogr.: Canada/Québec
Genre : "jeunesse volée" (?)

Un livre... inclassable : d'abord ai-je aimé ou non ? Ai-je tout compris ? Ai-je bien fait de persévérer dans cette lecture qui m'amenait je ne sais où ?
Oui, pour sûr. Mais lu en une petite soirée (en ayant failli abandonner faute de pouvoir comprendre ce que je lisais au début !), le livre m'a occupé l'esprit absolument toute la nuit. Je ne décrochais plus des flashbacks une fois que le livre terminé, j'aie eu tout compris... : avec les révélations finales, on ne peut que méditer sur les pourquoi et comment du reste du livre : le lecteur lambda que je suis n'avais rien subodoré et ne savait trop dans quelle galère de lecture il s'embarquait).

La langue utilisée :
Une langue effectivement et une syntaxe très particulières - et sans à voir avec des "canadianismes", simplement une langue... d'un autre temps, d'un autre monde, sans ponctuation précise et calquée sur ce que pense l'enfant narrateur principal, un langage puisé dans les repères de cet enfant, qui, découvre-t-on vite, sont ceux d'un autre âge. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'un style éblouissant, plutôt, comme le décrit l'éditeur: "farfelu et éclatant", simple et difficile à saisir...
Oui, cela fait penser à Tandis que j'agonise/As I lay dying de Faulkner - le mode narratif, la mort du parent, le cercueil...

L'époque du récit ?
Donc au début, le lecteur est totalement perdu :
  • Quel âge a cet enfant qui raconte (d'abord est-ce un enfant ? un ado ? un adulte un peu attardé ???) ... et son "frérot" ? 
  • A quelle époque se situe donc l'histoire pour utiliser des termes tels que "grimoire", "caveau", "secrétarien", mais aussi "couilles", "putes"... ?
  • et quand ces deux enfants/ados n'ont pour unique jouet une grenouille qu'ils sortent de temps à autre de sa boite pour lui mettre un bavoir et lui donner des mouches à manger ?
  • Et leur nourriture à eux : confiture de cornichons, patates, betteraves pourries, bouc sacrifié, et pour le frérot végétarien complément alimentaire de fleurs et champignons... A quelle époque et où sommes-nous ???
Franchement le lecteur lambda patauge ! Mais au fil du récit, (tenir bon !!!), avec ça et là des indices temporels ou physiques, nous réalisons que nous sommes bien dans un environnement réel et non un récit fantastique, à  une époque plutôt contemporaine qu'au Moyen-Age, et que les personnages vivent/ont vécu en plein isolement et décalage temporel, isolements tels... que cela m'a fait penser à l'enfant sauvage (dans des conditions et proportions différentes bien sûr).
Ces enfants/ados sont d'un autre temps ! et quand un des frérots franchit l'enceinte au-delà de la pinède et se rend, pour la première fois, au village chercher un cercueil pour le papa mort : c'est ubuesque !
On se demande si l'auteur ne se fiche pas du lecteur tellement les situations sont grotesques (je rappelle qu'à ce stade, on ne connaît pas la fin, et on patauge sec dans la choucroute !). Ainsi croisant des gens vêtus de noir puisqu'il y a (aussi) enterrement au village, le frérot s'étonne de l'accoutrement de ses "semblants", et ne sachant s'adresser aux gens puisqu'il n'en a jamais croisés, il lance à une vieille villageoise un très sincère "Que Dieu t'assiste vieille pute" !
Il faut poursuivre la lecture, ardue car vraiment le langage utilisé n'est pas simple : il est certes imagé mais compliqué ! (les horions sont des baffes, les semblants sont les gens etc. -  cela dit, lors d'une seconde lecture, les choses se calent mieux...).

Des indices d'une vie en-dehors de la normale :
Donc les deux frérots (sont-ils bien ados ?) :
- l'un porté sur l'écriture et les romans de chevalerie,
- l'autre sur le tripotage de ses parties,
... se retrouvent seuls avec le cadavre de leur père suicidé, dans ce qui ressemble à une masure mal entretenue, et qui se révèle être un antique et immense château (avec galerie des ancêtres, salle de bal, argenterie, piano à queue, écuries...).
Mais la famille (le père et les deux frérots) n'ont toujours vécu que dans la cuisine attenante construite avec le père de leurs propres mains. Et le père avait instauré un cadre de vie immuable, des règles, des ordres suivis à la lettre chaque jour par les frérots sans poser de questions.
Un père jadis beau gosse?, ancien prêtre ? jusqu'à présent autoritaire d'après le récit des frérots, et qui entretenait des actes de contrition stupéfiants - en y faisant participer ses enfants contraints de l'attacher à des scellés et de le frapper avec interdiction absolue de le détacher avant le jour suivant (bien qu'attristés par la souffrance du père, les frérots ne sont jamais passés outre). Le frérot narrateur décrit même avoir observé la nuit son père s'enfermer dans le "caveau"/remise, et pleurer en ayant l'air d'accomplir quelque sorte de rite autour de quelque chose auxquels la famille se référait comme étant le "Juste Châtiment" (!!!). Bigre, j'étais vraiment larguée avec cette histoire du "Juste Châtiment" posé en tas dans la remise à bois, à coté des charrues et herses agricoles ! Drôle de bonhomme que ce paternel suicidé !

De retour du village : désarroi et décisions
Le frérot "littéraire" qui s'en était allé au village, en revient bredouille de cercueil mais alarmé et alarmant quant au sort qui les attend tous deux à présent que la mort de leur père est connue (un homme tellement fortuné, propriétaire de la mine - a-t-on souligné à la mairie).
Ce frérot-là vient de se frotter aux gens du village, il n'est pas si innocent, il a même dragué avec l'ingénieur des mines... en jouant des "enflures" de son corps, de ses longuissimes cheveux bruns... C'est une fille! : tout le monde le voit, mais lui le frérot se prend pour un des deux fils tel que son père l'a toujours considéré. Le croit-il réellement ? Garçon ou fille ? Le lecteur comprend à présent pourquoi celui-ci des deux frérots s'était plaint d'avoir perdu ses couilles plus jeune et qu'il avait souvent du sang à envoyer à la figure de son frère quand celui-ci l'embêtait (!). 
Et le frère simplet, tellement obsédé en permanence par "sa saucisse", n'avait pas trouvé mieux que de venir gigoter sur sa soeur et de la rendre enceinte, sans encore se rendre compte de la différence entre fille et garçon ou frère et soeur (il ne sait pas : il n'a aucun repère...).

Révélations au long cours :
Sans trop vouloir dévoiler les si nombreux événements (pourtant tout se passe en une seule journée), la "fille-désormais reconnue garçon", donc très portée sur l'écriture et la lecture (dont Saint-Simon, Spinoza auxquels elle ne "comprend pain" et tous les dictionnaires qui meublent l'immense bibliothèque du château)  contrairement à son frère, rédige tout le long de cette journée son grimoire/testament. Comme elle l'a toujours fait. Et nous apprenons, via ce grimoire et les réflexions des deux ados, que flottent autour d'eux des limbes de souvenirs d'une petite soeurette aux yeux semblables à la frérotte (je l'appelle ainsi pour vous y retrouver) ou d'une dame qui sentait bon.
Pendant que la frérotte écrit ses mémoires, le frère "porté sur ses parties" se retrouve totalement désemparé par la nouvelle situation. Il décide d'installer des mannequins provenant du château, sur les remparts pour faire croire que ce sont des gardes, se bâtit à leurs côtés une sorte de trône, se coiffe d'un raton mort, et sort un fusil, pour viser toute personne approchant ! Il pète simplement les plombs...

Au fur et à mesure que l'on avance dans la journée et dans le récit, le voile se lève sur des scènes passées (et alors incomprises du lecteur - par moi tout du moins) : les allusions au père qui pleurait la nuit dans le caveau/remise aux pieds du "Juste Châtiment et ses "bandelettes" (!) et de la "caisse de verre" qu'il parsemait de pétales de roses..  Et l'information selon l'état-civil du village que la famille était composée du père, de la mère, et de deux jumelles...
Et le lecteur de comprendre que dans la remise est recluse la 2e jumelle couverte de bandelettes, désignée depuis ses 4 ans le"Juste Châtiment" pour avoir joué avec des allumettes et mis le feu, tuant la mère et se brûlant la peau...
Quelle horreur saisit alors le lecteur : ce tas de bandelettes est un être humain que le père a condamné à un châtiment perpétuel, dans ce "caveau", avec bien en vue une boite d'allumettes...

Et ce père a ensuite imposé à ses deux enfants une vie de reclus, de pauvres, le mépris de la femme, la disparition de la féminité et les a persuadés d'être tous deux des garçons. Il leur commandait des ordres comme recopier l'histoire des saints ou l'aider à faire pénitence, et ne les a jamais laissé développer une quelconque autonomie. Un père gagné par la folie après cet incendie provoqué par "la petite fille qui aimait trop les allumettes", devenu un monstre, qui finit par se pendre et abandonner les deux "frérots" à un sort incertain. Que penser réellement de ce père ? monstre absolu ? victime à plaindre ?...
En tout cas, la fille/garçon a su comprendre finalement nombre de choses dans son univers pourtant si limité. Et son salut passera par le bébé qu'elle porte et veut élever, et par les souvenirs qu'elle couchait sur son grimoire... d'une façon peu orthodoxe...

Encore des zones d'ombre :
Le livre terminé, je n'ai pas réussi à comprendre d'où sortait le frérot "porté sur le tripotage" si l'état civil ne mentionnait que la naissance de deux jumelles ? J'ai dû manquer une phrase...
Où se déroulait exactement l'histoire ? et vers quelle période ?... Pourquoi la frérotte parlait-elle avec un accent marseillais ?...
Le roman ne nous quitte pas tant que nous n'avons pas remis tous les points sur les "i" : il faudrait entamer sur le champ une deuxième lecture. En conclusion : un livre difficile à lire mais inoubliable..

Quatrième de couverture :
"Nous avons dû prendre l'univers en main mon frère et moi car un matin peu avant l'aube papa rendit l'âme sans crier gare. Sa dépouille crispée dans une douleur dont il ne restait plus que l'écorce, ses décrets si subitement tombés en poussière, tout ça gisait dans la chambre de l'étage d'où papa nous commandait tout, la veille encore. Il nous fallait des ordres pour ne pas nous affaisser en morceaux, mon frère et moi, c'était notre mortier. sans papa nous ne savions rien faire. A peine pouvions-nous par nous-mêmes hésiter, exister, avoir peur, souffrir.
Ainsi débute ce récit impossible à raconter, à la fois désopilant et grandiose, plein de surprises et d'enchantements, porté de bout en bout par une langue tout ensemble farfelue et éclatante. ce qui prouve bien deux choses, si besoin était : à savoir que la littérature est d'abord une fête du langage, et que Gaétan Soucy occupe dans nos lettres une place aussi unique qu'incontestable." (4e de couv' - Ed. Boréal, 1998, 180 p.)

--> Voir aussi la p'tite chronique Québec...
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